NC-NCa, E.Lapierre
« Ce qui maintient la Ville générique n’est pas le domaine public avec ses exigences excessives, mais le résiduel. »
Rem Koolhaas.
Emmanuel Pinard photographie le paysage de la ville contemporaine avec le désir de donner à lire certaines de ses caractéristiques principales. Photographier, choisir un cadre, c’est donner forme. Or, la ville dans laquelle Emmanuel Pinard a élu son domicile artistique (et personnel), la substance urbaine périphérique, quantitativement supérieure à la ville chaque jour plus historicisée du centre, est réputée sans forme. Dès lors, le photographe se trouve confronté à ce qui apparaît, en première instance, comme une aporie : donner forme à l’informe, photographier les espaces incertains de périphéries urbaines apparemment sans limites, sans ordre et sans déterminisme identifiable. Emmanuel Pinard se confronte d’autant plus radicalement à cette insaisissable réalité qu’il concentre son travail sur les lieux vides et délaissés et sur des terrains que leur caractère vague au sens strict du terme situe aux confins du représentable. Ce sont ces interstices désordonnés, seule souplesse de la ville planifiée, qu’il habite de son regard.
La photographie comme mode d’habiter
Car il est bien question pour lui d’habiter ces lieux avec lesquels il n’entretient pas la relation distanciée, qui aboutit toujours à un regard pittoresque et anecdotique, de l’esthète avec son objet d’élection. Le pittoresque et l’anecdotique sont radicalement absents du regard d’Emmanuel Pinard, car il vise avant tout à donner à lire la structure profonde des paysages qu’il photographie, plutôt que de se saisir d’un instant particulier de leur existence. Pour se rapprocher de l’essence de ces lieux et, dans le même mouvement, pouvoir s’éloigner de la fascination immédiate liée à leur étrangeté, il habite les paysages qu’il photographie. Il les habite dans la mesure où habiter c’est prendre des habitudes. Et prendre des habitudes en un lieu implique qu’on le fréquente, comme le fait Emmanuel Pinard, avec une certaine assiduité. C’est la raison pour laquelle il photographie peu, si l’on considère que photographier signifie installer sa chambre noire et appuyer sur le déclencheur. Mais il photographie en fait beaucoup, si l’on considère qu’une des dimensions essentielles de sa pratique consiste à élargir le champ de la photographie pour y inclure le repérage cartographique, l’arpentage des lieux à pied et, d’une manière générale, la dérive urbaine, dans son cas essentiellement automobile, en raison des secteurs dans lesquels il évolue. Avant d’activer le déclencheur de sa chambre, il se rend à plusieurs reprises et à différentes périodes sur les lieux, et y passe finalement plusieurs jours : il déambule longuement dans ces espaces dans lesquels il séjourne, toujours seul, retiré, se mettant lui-même à l’écart, comme pour être dans la même situation que ces fragments de territoires déclassés.Quand, au terme de cette procédure d’habitation, il pense avoir atteint l’essentiel d’un paysage, il en prend une photo et une seule, à la manière de certains maîtres de l’estampe japonaise qui ne peignent que de retour dans leur atelier l’idée d’un paysage longuement observé et médité. Mais l’habitation de ces – ses – paysages ne s’arrête pas là : une fois la photo réalisée, il retourne régulièrement sur les lieux pour continuer à les voir vivre. Et la procédure photographique, en se dilatant ainsi, ne prend, en quelque sorte, jamais fin. De cette démarche ne résulte que très rarement plus d’une image. Et lorsque cela se produit, ces différentes images n’entretiennent pas de relation privilégiée. Il s’agit moins ici de s’inscrire dans une procédure d’observation de ces paysages, que d’en pénétrer avec assiduité un sens et un caractère de prime abord inaccessibles. C’est au prix de cet engagement et de cette lenteur qu’Emmanuel Pinard parvient à représenter ces lieux qui défient le regard.
Des images-paysage
Si ce processus d’habitation est toujours situé en une localité particulière, ce que visent les images d’Emmanuel Pinard est bien moins le relevé d’un site que celui d’un état typique du territoire. En ce sens, ses images dépassent toujours largement la localité qu’elles représentent. Chez lui l’éloignement de l’anecdotique est tel que ce qui l’intéresse n’est finalement jamais un lieu plutôt qu’un autre, mais le modèle de ville qui se cristallise peu à peu sous son regard. Peu importe, dans le fond, de savoir où et quand a été faite l’image. Comme il le déclare lui-même, « aucune de ces zones oubliées n’est plus singulière que l’autre. » Ce qui compte, bien que plastiquement chaque image se suffise à elle-même, c’est son inscription dans l’ensemble d’une démarche. Et l’impression que l’on ressent face à ces images est précisément celle de déambuler à notre tour dans une ville qui n’existe pas réellement mais dont le modèle, fait du rassemblement de ces « nulles parts », est partout présent. La raison de ce sentiment est très précisément liée à la nature du procès de mise en œuvre. En effet, ce qui est présent dans ces images, au-delà du paysage, c’est l’engagement du corps du photographe lui-même qui engage à son tour celui du spectateur. Toutes les photos d’Emmanuel Pinard sont prises dans des conditions techniques strictement homogènes : la chambre est toujours placée à hauteur d’œil, la focale utilisée est toujours de 50 millimètres. Outre le fait qu’une telle focale est proche de la vision de l’œil, sa fixité impose que la distance par rapport au sujet se règle par le déplacement physique de l’appareil et du photographe, et non par un simple changement d’optique, pour trouver le point à partir duquel le paysage se révèle. L’image est le résultat de cette installation volontairement laborieuse sur le site qui emporte une très importante conséquence. Comme le dit Emmanuel Pinard : « Par la suite, le spectateur occupera la place de l’appareil, la construction de l’image le conduira à faire partie à son tour du paysage. » C’est là une dimension fondamentale de ce travail : les images ne sont pas les simples représentations d’un paysage qui serait vu à travers une machinerie optique, mais elles tendent elles-mêmes, par la disposition du corps du photographe dans le site et de celui du spectateur devant l’image, à devenir ce paysage. La suppression de toute anecdote de ces images-paysage et la vision intensifiée de l’objet représenté qui en résulte provoquent chez le spectateur une véritable « hallucination du normal » 1 . 1 L’expression est utilisée par R. Koolhaas pour caractériser la Ville générique ( « Generic City », in SMLXL, XXXXX.)
Un paysage surréel
Ce qui est donné à voir ce ne sont pas une action ou un moment particuliers et fugitifs qui se trouveraient comme accidentellement captés sur la pellicule mais, au contraire, la dimension la plus stable possible de ces paysages. Le fait de photographier un état stable n’implique d’ailleurs pas que ces images soient prises à n’importe quel moment. Au contraire, elles se construisent à partir d’une connaissance précise, constituée d’informations glanées au cours des différents séjours sur les lieux. Il convient donc, pour prendre la photo, que toutes les caractéristiques ainsi identifiées soient présentes. Ce qui, paradoxalement, peut ne se produire que relativement rarement. La force des photographies d’Emmanuel Pinard provient de la contraction en une seule image des ces caractéristiques essentielles ; en elle se fonde l’état surréel de la représentation qu’il donne des paysages qu’il photographie. Ce principe de surréalité impose donc parfois que la photo soit prise à un moment exceptionnel. Emmanuel Pinard dit souvent qu’il « extrait des images » d’un territoire donné : les images sont là mais, il convient de savoir attendre les conditions favorables pour les porter au regard, tant elles restent dissimulées dans les plis du réel. De ces images la présence humaine est systématiquement bannie. Pour que le paysage apparaisse dans sa structure profonde il convient, en effet, d’en éliminer tout élément narratif. L’action liée à la présence d’une figure humaine ne pourrait, en prenant nécessairement le pas sur la structure du paysage, que provoquer une lecture anecdotique des images qui réduirait le paysage au simple cadre de l’action et, en fait, à un décor. La figure humaine, si elle est présente, est à l’échelle du paysage : elle est une simple silhouette au loin, qui se contente de faire signe parmi d’autres signes sans prendre une importance prépondérante.
NC-NCa : une localité typique
La série NC-NCa, travail entrepris par Emmanuel Pinard sur la plaine de Montesson de 1995 à 1998, s’inscrit dans la continuité de ses paysages périphériques. Mais cette continuité n’est pas directement linéaire et la série NC-NCa forme comme un creux à l’intérieur de ce travail global. En fait, elle est une sorte d’écho en négatif du projet d’ensemble sur les périphéries : les paysages périphériques sont photographiés en couleur au soleil dans une multitude de lieux ; dans NC-NCa la plaine de Montesson, un lieu unique, est photographié en noir et blanc par temps couvert. A la mobilité physique des espaces délaissés épars dans l’ensemble de l’agglomération parisienne, NC-NCa oppose une série de trente et une images d’un lieu limité. Emmanuel Pinard a choisi ce lieu singulier, la plus vaste plaine maraîchère à proximité de Paris (à seulement cinq kilomètres à l’ouest du quartier d’affaires de La Défense), pour les qualités typiques qu’il y reconnaissait : « Un univers particulier » dit-il, « exemplaire du propos qui relie depuis 1987 l’ensemble de mes recherches sur le paysage. » En cohérence avec l’ensemble de son travail, c’est moins la situation particulière de Montesson qui l’intéresse que ce qu’elle représente en terme de mode d’occupation du territoire : ce qui est en jeu pour lui c’est le typique contre le local ; le commun contre le singulier, comme l’indique le titre NC-NCa qui désigne de manière générique, dans les plans d’occupation du sol français, les « zones non constructibles » et les « zones non constructibles agricoles. »
Une représentation analogique
Pour se saisir de la caractéristique la plus typique de ce lieu, Emmanuel Pinard renforce encore son système habituel de contraintes de prise de vue. Tout d’abord en ayant recours à la série. Soixante-douze images ont été prises – extraites – au total sur la plaine, desquelles les trente et une images de la série définitive ont été à leur tour extraites. Ce travail en série sur un lieu vide évoque, et la filiation est ouvertement revendiquée, celui de Lewis Baltz à Candlestick Point. Mais Emmanuel Pinard, persuadé que la réduction des moyens augmente la force et la qualité de l’expression, va plus loin dans la contrainte en cherchant le cadrage constant – le cadrage type – qui sera capable de rendre compte de la structure de ce paysage. C’est ainsi qu’il détermine une hauteur d’horizon unique qui définit sur la plage de la photographie une proportion strictement constante entre la quantité de ciel et la quantité de terre. Chacune des images de NC-NCa se tient en elle-même : elles peuvent toutes être vues et appréciées indépendamment de la série, et chacune possède les qualités d’images-paysage précédemment définies, dans lesquelles la distance entre la représentation et l’objet représenté est la plus faible possible. Mais le processus de représentation se raffine encore grâce à la série, par rapport au travail sur les périphérie où les cadrages, bien qu’étant proches, ne peuvent pas être strictement constants. La hauteur unique des lignes d’horizon de NC-NCa permet d’instaurer un deuxième niveau de représentation encore plus hallucinatoire que précédemment : lorsqu’elles sont toutes exposées côte-à-côte, les images reproduisent métaphoriquement l’horizon de la plaine de Montesson sur une trentaine de mètres de long. Cette tendance à la mise en situation dans l’espace de l’exposition de la structure même de l’espace photographié est une constante du travail d’Emmanuel Pinard. Une de ses pièces les plus récentes est un polyptique de quatre images en couleur du même paysage photographié depuis quatre points de vue situés au long d’une route droite. Ce mode de prise de vue depuis quatre points de vue provoque une discontinuité dans un paysage dont le spectateur recompose mentalement l’unité. Ceci pour tenter de rendre compte, de manière analogique, de la perception qu’a un automobiliste d’un paysage dans lequel il se déplace et qu’il ne peut contempler que par à-coups par la vitre latérale.
La série pour repousser les limites de la représentation
Dans le cas de la plaine de Montesson, la série permet à Emmanuel Pinard de cerner, par approche successive, un sujet insaisissable de prime abord et dont la complexité est irréductible à une seule image. En ce sens, il utilise la série comme le fait Claude Monet qui, peignant Les Nymphéas, déclare s’attaquer « à cet impossible à peindre : des herbes qui bougent au fond de l’eau. » La série sert à Monet à repousser les limites de la représentation. Son objectif est de rendre compte d’un phénomène spatial : des herbes dans de l’eau. Il peint donc toujours ce même motif pris dans son jardin, mais avec un cadrage et un point de vue systématiquement différents. En revanche, lorsqu’il entend rendre compte de la complexité du phénomène de la lumière toujours changeante éclairant des meules de foin ou une façade de cathédrale, il adopte un point de vue strictement constant : un même cadrage est éclairé à chaque fois différemment. Dans chacun de ces exemples Monet ne fait varier avant tout qu’un seul paramètre : le cadrage ou la lumière. Emmanuel Pinard combine ces deux attitudes en une seule pour rendre compte de la structure du vaste vide de la plaine de Montesson : il adopte la fixité de la structure qui correspond au cadre constant des meules de foin ; mais, dans le même temps, ayant fixé cette structure, il fait constamment varier les images en modifiant la nature des premiers plans et des horizons. Ainsi, il parvient à rendre compte avec une grande rigueur de la stabilité structurelle de ce paysage et, en même temps, de sa grande mobilité interne. Toutes les images de la série s’articulent ainsi sur une dialectique entre des premiers plans mobiles sur de courtes périodes qui rendent compte de l’activité maraîchère de la plaine et des horizons constants – dont les modifications ne sont, en tout cas, visibles que sur des périodes beaucoup plus longues – qui rendent compte de l’impossibilité d’étendre les constructions sur la zone cultivée.
La plaine de Montesson, terrain de projets
En effet, la plaine de Montesson, serrée dans une boucle de la Seine, est restée à l’écart des grands axes de circulation depuis l’époque romaine bien qu’étant située dans le prolongement de l’axe historique de Paris. Elle est devenue plaine maraîchère au XVIIIe siècle. Depuis le début du XXe siècle, la pression foncière augmentant tout autour de Paris, les projets d’urbanisation se sont multipliés – ville linéaire et axe monumental prolongeant le Grand axe dès 1901, stade de 100 000 places en 1961, cimetière intercommunal de 200 hectares en 1923, grand ensemble en 1960, ville lacustre futuriste en 1963, capitale européenne bénéficiant d’un statut d’extraterritorialité en 1970, etc. – sans jamais se réaliser. Si ces grands projets planifiés n’ont jamais vu le jour, la plaine a connu, en revanche, des urbanisations embryonnaires non planifiées qui l’ont essentiellement érodée sur sa périphérie. Dans les années vingt, au moment où s’est construit, en banlieue parisienne, en l’espace de dix ans, une ville de bicoques d’une surface équivalente à celle de Paris intra muros, la plaine a accueilli ce qui est resté le plus grand bidonville des Yvelines jusque dans les années soixante-dix. Pour faire face, à la fois, à ce type d’urbanisation sauvage et à l’appétit des différents promoteurs, elle a bénéficié d’un statut de zone non constructible à partir de 1932. Jusqu’en 1984, elle était protégée au titre de réserve foncière, en prévision de l’implantation d’un équipement régional : la construction d’opérations telles que la Cité des sciences et de l’industrie ou la faculté de Nanterre y a été, à l’origine, envisagée. Depuis cette date elle est protégée en tant que réserve foncière d’intérêt régional à vocation agricole. Mais, la pression foncière augmentant, son statut est de plus en plus incertain. La puissance publique elle-même a fait quelques entorse à ce statut non constructible. Dans les années trente, en autorisant la construction d’un indispensable château d’eau dans sa partie sud-est (images n°s 3, 55, 60) ; en 1938 en réalisant, non loin du précédent, une usine d’incinération d’ordures ménagères (image n° 60) ; en 1976, lorsqu’un permis de construire dérogatoire accordé directement par les services du Ministre de l’Equipement autorisait la construction d’un hypermarché de 21 000 mètres carrés récemment transformé en centre commercial (image n° 24). Mais aussi en installant un relais de marine (images n°s 3, 11, 49, 54, 59, 64) dont les antennes dominent la plaine et, non loin de celui-ci, le grand ensemble des Alouettes (images n°s 11, 32, 49, 59), paradigme de ces opérations échouées sur un territoire par rapport auquel elles restent inévitablement hétérogènes. Enfin, depuis 1996, la tranchée de l’autoroute A 14 coupe la plaine en deux (images n°s 40, 71).
Des images de relations
Les images d’Emmanuel Pinard donnent à lire l’ensemble de ces éléments. Leur mise en forme leur permet, sans quitter un propos plastique affirmé chargé de rendre compte de la structure globale du paysage, d’informer de manière très précise sur la constitution de détail de la plaine. Le problème de la possible propagation des constructions sur les terres agricole, question majeure qui renvoie au travail sur les vides de la ville périphérique y est ainsi omniprésente. La dialectique premier plan/horizon est essentiellement là pour mettre en scène la présence de deux mondes juxtaposés qui entretiennent un rapport de force. D’une manière générale, ce qui domine dans toutes les images d’Emmanuel Pinard, et dans celle de NC-NCa, en particulier, c’est le rapport qu’entretiennent les choses plus que les choses elles-mêmes. De ce point de vue-là son travail est proche de celui de John Davies photographiant, d’un point de vue toujours élevé et distant, la relation des paysages agricoles et industriels anglais dans A Green and Pleasant Land. Dans l’apparente monotonie des horizons constants de NC-NCa se lit la possibilité d’une colonisation du vide par le plein. Emmanuel Pinard lui-même écrit, à ce propos : « L’architecture au loin indique une propagation inévitable. » Lorsqu’il photographiait sa première série de paysages autour du thème de l’industrie en 1990, il s’attachait fortement à la description architecturale des usines ; les pleins comptaient plus que les vides. Photographiant Montesson il se concentre sur la représentation du vide. Les pleins ne sont là que pour faire signe, sans que le spectateur puisse se perdre dans le détail de leur architecture. Dans l’image n° 46, par exemple, les pavillons semblent prêt à occuper la friche de graminées du premier plan. Ce qui se lit de manière détaillée c’est la texture des herbes qui paraissent mortes sur pied ; les pavillons dans la brume, eux, sont réduits à la simple expression d’éléments standards indifférenciés. Cette sédimentation des plans permet la mise en relation d’éléments qui, tous, conservent leur autonomie. C’est sans doute l’image n° 11 qui présente cette vision analytique des relations entre les choses avec le plus de radicalité. Tous les constituants majeurs de la plaine entrent en relation tout en conservant chacun leur autonomie, par une habile disposition des écrans d’arbres dans le cadre.
Des images de matières
A cette lecture des relations entre objets, s’en superpose une autre qui se concentre plus sur la nature du sol. C’est là qu’Emmanuel Pinard rejoint la constante préoccupation de la trace qui traverse l’ensemble de son travail. Car si la figure humaine est physiquement absente de l’ensemble de sa production, les traces de la présence qu’elle a laissé dans ces paysages est partout présente. A Brasilia, ville automobile, le chemin tracé par les pas des pauvres privés de voiture dans l’immensité de pelouses desséchées dit une présence et une condition sociale. Une telle image appelle la référence à Richard Long, autre artiste de la trace, du parcours et du séjour, que vient encore renforcer la présence obsessive de la boue dans les paysages de périphérie et dans les images de Montesson. Si Richard Long peint avec la boue de la rivière Avon des tableaux faits de traces, Emmanuel Pinard compose, à partir d’un matériau identique, des images qui frôlent l’abstraction pure sans jamais succomber totalement à un charme qui les transformeraient en tableaux photographiques. Le propos est bien ici de rendre compte d’une réalité topographique, mais en se saisissant de toutes les qualités plastiques qu’elle recèle à l’insu de tous. C’est là que « l’extraction d’images » et l’attente de la situation favorable à la prise de vue prennent tout leur sens, comme dans l’image n° 52 où le lambeau de sac d’engrais en plastique aggloméré à la terre du premier plan donne à cette paisible et ténébreuse composition une intensité que la simple présence de la terre naturelle non souillée ne saurait atteindre.
A travers ce travail sur la sédimentation du temps et des traces, Emmanuel Pinard parvient à nous faire lire la réalité d’un lieu dans toute sa complexité : géographique, sociale, technique, historique et esthétique. En portant un regard qui donne forme à l’informe de ces paysages disloqués il fait essentiellement acte de photographie.