Périphérie Ordinaire, J. Ballesta
Périphérie ordinaire Jordi Ballesta, mars 2012. En novembre 2007, tandis que j’entreprenais d’interviewer nombre de photographes, sur leur pratique de terrain, sur leurs relations aux lieux, aux paysages, aux territoires, je fus amené à rencontrer et questionner Emmanuel Pinard. Si je connaissais encore peu ses travaux, hormis quelques images, je l’avais déjà écouté, parlant de Nc-Nca, de la plaine de Montesson et de sa photographie. En ce mois de novembre puis au mois de février suivant, nos entretiens nous transportèrent de Tarbes à la Baie du Lazaret, de Brasilia à Marseille, mais mes interrogations, ses réponses, nos remarques s’orientèrent le plus souvent vers ses œuvres franciliennes. Paysages périphériques fut au cœur de nos discussions, mais aussi Périphérie, qu’il venait d’initier. Si je n’avais pas eu comme sujet d’étude l’expérience photo-géographique, sûrement aurais-je négligé cette dernière série. Alors que j’avais prévu d’explorer ses Paysages, mon regard se détourna des vues si communes, quasi routinières, qu’il avait effectuées pour Périphérie, à Pantin, Bobigny, Sarcelles ou Cachan. Le texte ci-après résulte d’une attention, voire d’une préoccupation envers ces images que je n’avais pas anticipées. En écrivant à leur sujet, elles m’aidèrent à mieux comprendre comment rendre ordinaire est nécessaire, pour photographier en géographe. Périphérie ordinaire est un extrait de quelques pages, modifié à la marge, d’une thèse de doctorat qui fut finalisée en septembre 2011. Néanmoins, ce fut pour l’essentiel durant l’hiver 2009 et 2010 que j’écrivis ce texte, à propos de prises de vues réalisées jusqu’à la fin de l’année 2008. Depuis, Emmanuel Pinard poursuit Périphérie, de même que Paysages périphériques. […] Sur le terrain, les images de Paysages périphériques sont élaborées en deux temps. Initialement, Emmanuel Pinard effectue un repérage à l’œil nu qui mène à la sélection in situ d’un paysage et au cadrage de visu d’une image. Ultérieurement, il retourne sur place, équipé de l’appareillage photographique, pour conformer sa prise de vue à l’image qu’il avait oculairement établie. Pour Périphérie, les temps du repérage, du cadrage et de la prise de vue sont fusionnés. Ni automobile, ni chambre à déplacer, Emmanuel Pinard marche dans la ville muni d’un équipement moyen format qu’il utilise comme une prothèse preneuse de vue. L’appareil photographique devient un prolongement corporel et médiatise au minimum. La main levée remplace le trépied. Aussi bien physiquement que visuellement, les deux projets photographiques participent d’une expérience dissemblable de la géographie parisienne. Pour Périphérie, le moyen format est rangé dans le sac. Jusqu’au terme de la marche et des observations immobiles du photographe, il n’est pas à portée de main. Il n’est sorti qu’au dernier temps d’un processus qui, immédiatement après, se clôt par la prise de vue. Pareillement, pour Paysages périphériques, la chambre n’encombre pas Emmanuel Pinard dans ses activités de repérage et de cadrage, son utilisation est repoussée à la fin de l’expérience géographique. Cependant, son absence n’empêche pas qu’elle détermine en puissance l’activité d’extraction visuelle opérée à l’œil nu : « cet outil impliquait de construire une image avant d’aller la faire […] les images existaient avant que j’aille les produire avec ma chambre »1. La chambre les matérialise sur un support photographique ; elle lui permet aussi d’en imaginer le contenu et la forme. Dans Périphérie, le moyen format est indubitablement un instrument de cadrage photographique, mais il influence a minima les positionnements physique et visuel du photographe. Emmanuel Pinard se décrit entouré par le réel, alors que la chambre le sépare de l’espace qu’il projette de photographier. Pour l’une des deux séries, il se « pose dedans », pour l’autre, il est face au réel. Dans un cas, il se compare à la chambre -« comme si j’étais la chambre » dit-il- mais il se réfère à un appareil qui serait littéralement pan-oramique et offrirait des vues pluri-directionnelles. Dans l’autre, il est en retrait derrière la chambre -celle qu’il utilise réellement- et se restreint à l’incomplétude de son champ visuel. Ainsi, Emmanuel Pinard surplombe Bobigny dans les Paysages périphériques. Par contre, Il se trouve au croisement de deux rues et de la voie du tramway dans Périphérie. Une même station multimodale est représentée, dans un même environnement urbain et avec des passants tout aussi anonymes, mais dans l’une des images, le photographe fait face à la scène, dans l’autre, il s’est introduit à l’intérieur d’un lieu dont il souhaitait devenir une des parties immobiles. Décrivant les motivations qui l’ont porté à créer Périphérie, Emmanuel Pinard expliqua qu’il recherchait à photographier des territoires ordinaires, d’une façon tout aussi ordinaire. Les seize images de cette série, réalisées entre 2006 et 2008, apparaissent, de ce fait, façonnées par une expérience quotidienne de l’urbain francilien, marquées par une absence d’étonnement, une préférence pour la routine, un désintérêt pour l’inédit. En ne bougeant pas, attendant, attendant très longtemps jusqu’à trouver le rythme du lieu et l’intégrer2, Pinard tend à développer un regard endogène au lieu photographié qui lui évite de produire de l’insolite là où le francilien ordinaire ne verrait que de la banalité. Le réel tourne autour de lui, dans la mesure où il ne part pas à la recherche de paysages détachés de ses pratiques quotidiennes, mais il retourne dans les lieux qu’il côtoie et qui l’entourent à longueur d’années, en dehors, le plus souvent, de toute intention photographique. « Pour une raison ou pour une autre, je me rends quelque part, en dehors du travail, et je trouve un lieu qui m’intéresse. Je le regarde, j’y retourne. C’est une pratique habituelle, car je vis dans ces lieux que je rencontre en allant au cinéma, en emmenant les enfants à leur compétition sportive, etc. Le repérage pour Périphérie est permanent, au-delà des journées de travail ». Traverser la rue, suivre le trottoir, faire attention au carrefour, aller au centre commercial, retourner au parking, prendre le bus, être au milieu de la circulation et entre des masses bâties, les photographies de Périphérie dégagent une impression de banalité qui ne transparait pas dans les Paysages périphériques. Pour autant, depuis 2004, que cela soit à la chambre, au moyen format, face au réel ou à l’intérieur, ces deux séries montrent un Paris extra-muros ordinaire, avec plus ou moins de circulation et de centres urbains. Ces similitudes autorisent-elles à les confondre et à minorer l’impact des expériences photo-géographiques dans la composition finale des images ? Non. Paysages périphériques donne le sentiment d’un désengagement vis- à-vis d’un monde anthropique en mouvement, que cela soit au milieu de friches et de terrains vagues ou, depuis que Emmanuel Pinard se tourne vers les centres, en retrait de la scène urbaine, en train de l’observer. Et ce sentiment n’a rien d’ordinaire pour un praticien de l’urbain s’affairant à ses travaux quotidiens.
L’ordinaire et le paysage
Il réside sûrement dans toute photographie géographique regardée et qualifiée comme un travail paysager une promesse d’étonnement, de dépaysement et de débordement qu’Emmanuel Pinard néglige dans Périphérie. Même traitant de l’ordinaire et du commun, il est rare que les photographes n’aillent pas débusquer des visibilités que les répétitions de la vie quotidienne avaient tendance à reléguer derrière le voile de l’inattention. Périphérie représente, au contraire, ces espaces urbains que l’habitué du Paris extra-muros concède seulement à croiser du regard, pour éviter l’ennui que procurerait l’observation attentive de tant de banalités, vues journée après journée.
Dans un article intitulé Benjamin and boredom3, Joe Moran écrivit que l’ennui était au cœur de la relation complexe unissant vie quotidienne et modernité. Reprenant la pensée de Walter Benjamin, il affirma que l’ennui ne provenait pas du temps linéaire de la modernité -la répétitivité du travail en usine ou la monotonie du temps administratif- mais trouva sa première origine dans le monde de la rue. Le verbe to bore apparut, selon lui, au milieu du dix-huitième siècle et boredom, l’ennui, ne date que de la moitié du dix-neuvième. Dans la rue, entre urbanisme moderne et faubourg du XIXe, Emmanuel Pinard ne photographie pas seulement l’urbain ordinaire. Avec Périphérie, il travaille sur la routine et l’ennui géographiques que peut véhiculer une pratique journalière de la périphérie parisienne. Interrogé sur l’accueil réservé à cette série, Emmanuel Pinard fit part de « réactions très négatives», de « blocages réels », de « mouvements brutaux » et d’une « animosité » qu’il n’avait pas rencontrés avec ses « photographies de terrains vagues ». Selon lui, loin de provenir de personnes non concernées, ce rejet émanait de ceux qui pratiquaient les lieux photographiés et qui, probablement, n’acceptaient pas la représentation de leur banalité. Les images de Périphérie semblent, de fait, procéder d’un arasement du pittoresque et d’un évitement méthodique de l’exotisme. Emmanuel Pinard ne scénographie pas l’hétérogénéité architecturale des faubourgs parisiens. Il ne met pas en valeur les accumulations chromatique et typographique des enseignes et n’accentue pas les contrastes lumineux qui fragmentent la rue et rythment les façades. Il n’y a dans ces images ni volonté apparente de séduction, ni polarités induites qui maintiendraient le regard là où la répétitivité quotidienne n’autorise que de brefs aperçus. Certes, quelques-unes valorisent la monumentalité de tours et de barres dont le relief est assez imposant pour que leurs étages supérieurs sortent du cadre photographique. Mais, en contrebas, la routine se poursuit avec des voitures qui circulent, des passants qui marchent sur des trottoirs, des passages piétons qui traversent la rue, des femmes qui poussent leurs poussettes, un magasin Leclerc, un OptiCenter, un Phone Univers, une pharmacie et un centre municipal de santé, etc., sans que Pinard n’y voit, semble-t-il, aucune théâtralité du quotidien. Poursuivant son article, Moran fit un détour par les Boring postcards, d’abord éditées entre les années cinquante et soixante-dix en Grande Bretagne, aux États-Unis et en Allemagne, puis rassemblées par Martin Parr dans trois volumes séparés4. S’y référant pour conceptualiser l’ennui, Moran y trouva une matière photographique palpitante, kitsch et amusante. Les ressorts ironiques de la collection, la célébration page après page d’une modernité urbanistique et architecturale aujourd’hui désuète venaient en quelque sorte rendre piquant l’ennui dont elle se réclamait. En définitive, Moran retint dans ces cartes postales la subversion des conventions visuelles qui caractérisent l’imagerie du pittoresque et du remarquable. Il y vit les traces d’une quotidienneté qui n’est pas habituellement informée. Malgré la ressemblance entre les scènes ordinaires d’un après-guerre moderniste qui dominent les Boring postcards5 et la Périphérie jalonnée de tours, de barres, de centres commerciaux et de passants anonymes, il est notable que la collection de Parr et les prises de vue de Pinard provoquèrent des sentiments contraires : d’un côté, le rejet, de l’autre, la curiosité, voire la jubilation. Lors de la publication des trois volumes de cartes postales ennuyeuses, de nombreux commentaires journalistiques furent enthousiastes et insistèrent sur la fascination étrange pour l’ordinaire que ces ouvrages procurent6. Dans les années soixante-dix, les Boring postcards auraient pu être lues comme un catalogue de poncifs sur la modernité urbaine. Une trentaine d’années après, Parr joua, premièrement, avec l’inactualité des formes urbanistiques et architecturales photographiées, deuxièmement, avec le décalage historique qui les rendent exotiques vis-à-vis des conceptions actuelles de la ville. Ses trois ouvrages se réclament de l’ennui, mais ils le rendent plaisant. Dans Périphérie, il n’y a ni décalage, ni prise de distance historique qui inviteraient à redécouvrir avec curiosité et légèreté la banalité passée du Paris extra-muros. Emmanuel Pinard fait dans
cette série l’expérience du proche, d’un maintien raisonné dans une réalité qui quotidiennement reste tangible et qu’il n’entend pas dépaysé. Il attend, attend très longtemps, afin, disait-il, d’en faire partie jusqu’à véhiculer cet ordinaire ressassé et peut-être atteindre l’ennui. En expliquant ses séries photographiques, Emmanuel Pinard ne se réclama d’aucune école particulière, bien que sa démarche entretienne de grandes affinités avec le travail de Lewis Baltz, précisément, le mouvement New Topographics et le style documentaire7, généralement. Outre ses héritages photographiques, son côtoiement du commun et son exigence de proximité correspondent également à la philosophie de l’ordinaire qu’Emerson, Thoreau, Wittgenstein ou Cavell ont théorisée. Sans investir précisément ce sujet, se reporter aux travaux de Sandra Laugier apporte des enseignements appréciables. Dans son article Emerson : penser l’ordinaire8, elle écrivit que « l’ordinaire comme voisin (next, neighbor) ou domestique (domestic), permet de percevoir le rapport au monde, non comme une connaissance, mais comme proximité »9. Dans L’ordinaire transatlantique10, elle lia la pensée de Wittgenstein, Thoreau et Emerson en ses mots : « tout est déjà devant nous, étalé sous nos yeux : reste à voir le visible ». Elle affirma, ensuite que « l’ordinaire n’existe que dans cette difficulté propre d’accès à ce qui est juste sous nos yeux et qu’il faut apprendre à voir »11. Elle ajouta une citation de Foucault qui, légèrement transformée, conviendrait parfaitement pour expliciter le projet photographique de Périphérie : « Il y a longtemps qu’on sait que le rôle de la philosophie n’est pas de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui est précisément visible, c’est-à-dire de faire apparaître ce qui est proche, ce qui est immédiat, ce qui est si intimement lié à nous-mêmes qu’à cause de cela nous ne percevons pas »12. Si jusqu’au milieu des années 2000, Paysages périphériques fut axée sur les vides urbains qui, à force de relégation, deviennent les angles morts de l’agglomération parisienne. Depuis son commencement, Périphérie a pour objet de « rendre visible ce qui est précisément visible », « de faire apparaître ce qui est proche ». Ce saisissement photographique de la ville ordinaire, telle qu’elle peut être appréhendée quotidiennement à l’œil nu, Emmanuel Pinard ne l’explique ni comme un instrument de documentation visuelle, ni comme un moyen de montrer « l’inquiétante étrangeté de l’ordinaire », thématique chère aussi bien à Thoreau, Wittgenstein qu’à Cavell, selon Laugier. Périphérie relève d’une recherche de la proximité, non celle d’un voisinage précédemment dédaigné, mais celle qui incite le citadin à retourner quotidiennement aux mêmes endroits de la ville, par une quasi consubstantialité. Se posant « dedans » la ville ordinaire, Emmanuel Pinard évite d’en faire des vues de l’extérieur et de prendre du champ face aux lieux routiniers, auxquels il est « intimement lié ». De la sorte, Périphérie pourrait difficilement être présentée comme une série de trophées de chasse photographique menée dans des enclaves urbaines qui, malgré leur voisinage, paraitraient impénétrables pour l’étranger. Pour observer l’ordinaire, Emmanuel Pinard expliqua qu’il faut savoir se satisfaire de sa proximité puis en faire patiemment l’expérience, en d’autres termes, être ni dans l’incursion conquérante, ni dans l’excursion passagère. Périphérie frôle l’ennui, cultive la banalité sans l’ennoblir, le refus de l’étonnement et du dépaysement, au point qu’une lecture biaisée de ses photographies puisse la rendre insupportable. Cette série n’expose pas le savoir-faire d’un photographe qui fut en mesure de s’approprier une ville, de recomposer ses espaces et d’en explorer les invisibilités. Sa qualité photographique ne repose pas sur un art incomparable et novateur de la sélection géographique. Quatre ans après son commencement, elle est difficilement regardable comme une archive visuelle préservant de l’oubli des formes urbaines qui, à vrai dire, ne sont pas menacées de disparaitre. Avec seize photographies, au total, entre les années 2006 et 2009, elle n’est pas, non plus, suffisamment exhaustive pour servir d’état des lieux de la périphérie parisienne. En revanche, elle constitue un essai d’assimilation spatiale qui est exemplaire d’une photographie géographique travaillée par le besoin d’instaurer une forme d’habitude, par la nécessité de domestiquer les visibilités spatiales et de perpétuer l’expérience géographique en la transplantant sur le support photographique. Dans L’ordinaire transatlantique, Laugier affirma que « la recherche de l’ordinaire ne prend son sens qu’en écho au risque du scepticisme -de la perte ou de l’éloignement du monde »13. Elle inclut deux citations d’Emerson qui, à elles seules, suffiraient à répondre au scepticisme engendré par Périphérie, celui-ci s’exprimant, soit, par un sentiment d’ennui, une tendance à l’inattention, soit, par un refus de voir photographier tant de banalités. «Je ne demande pas le grand, le lointain, le romanesque ; ni ce qui se fait en Italie ou en Arabie ; ni ce qu’est l’art grec ni la poésie des ménestrels provençaux ; j’embrasse le commun, j’explore le familier, le bas, et suis à leurs pieds » «Au lieu du sublime et du beau, c’est le proche, le bas, le commun qui ont été explorés et poétisés. Ce qui avait été négligemment foulé aux pieds par ceux qui s’équipaient pour de longs voyages en des pays lointains se trouve soudain être plus riche que des terres étrangères »14. Si Emmanuel Pinard ne prétend pas refuser le voyage et maintenir tous ses travaux dans les terres familières de l’urbain francilien, il fait la démonstration avec Périphérie que toute photographie géographique passe par une résistance aux attraits du grand, du lointain, du sublime et du beau. Chercher la sédentarité pour aboutir à une familiarité spatiale, trouver une résidence photographique faite d’exploration puis de routine, de lassitude et d’épuisement jusqu’à vouloir partir, et finalement se contraindre à rester ou de nouveau revenir : une photographie géographique ne peut certainement pas éviter ce genre d’expériences. Elle peut motiver un départ, mener aux dépaysements géographique et esthétique, participer d’un débordement du quotidien et d’une découverte de l’ailleurs, mais elle implique aussi de se maintenir sur place, de rendre le lointain proche et de s’y installer. Emmanuel Pinard, voulant se dégager des questionnements esthétiques, du romantisme des terrains vagues et de l’attirance des confins, abandonna le mot paysage. Sa volonté d’atteindre l’ordinaire pouvait, en effet, difficilement le convaincre qu’il photographie des paysages, alors que cette spatialité est généralement opposée aux idées de cantonnement, de sédentarité et de banalité routinière. Il aurait pu cependant comprendre la part paysagère de Périphérie en se référant aux travaux photographiques du style documentaire, à la pensée géographique de John B. Jackson et de ses héritiers. Leur paysage ne procèdent ni de l’étonnement, ni du dépaysement, mais d’un attachement descriptif aux mouvements, aux discontinuités et aux complexités géographiques. Toujours est-il, l’incompatibilité entre Périphérie et représentation paysagère tient moins à l’opposition du proche et du lointain qu’au principe de non débordements géographique et esthétique qui fonde cette série. Le protocole photo-géographique énoncé par Emmanuel Pinard est ainsi en cohérence avec la thèse paysagère de Michel Collot : « le paysage n’est pas un pur objet en face duquel le sujet pourrait se situer dans une relation d’extériorité, il se révèle dans une expérience où sujet et objet sont inséparables, non seulement parce que l’objet spatial est constitué par le sujet, mais aussi parce que le sujet à son tour s’y trouve englobé dans l’espace »15. Dans Périphérie, le réel tourne autour du photographe qui s’y « pose dedans ». Parallèlement, Jean-Marc Besse conçut le paysage comme « l’événement de la rencontre concrète entre l’homme et le monde qui l’entoure »16. Dans Le goût du monde, il expliqua que « le paysage n’est pas tant un objet saisissable par la pensée qu’un certain mode d’être au monde, qu’une ambiance, qu’une certaine manière très singulière, de participer au mouvement du monde en un lieu donné »17. Suivant une logique similaire, Emmanuel Pinard raconta que pour faire partie des lieux, il devait trouver leur rythme, leur mouvement et leur vie « qui sont ceux de la ville ». Pour autant, Jean-Marc Besse développe une conception du paysage qui ne correspond pas exactement à l’expérience photo-géographique de Périphérie. Premièrement, il comprend l’expérience paysagère « comme une sortie dans le réel, et plus précisément comme une exposition au réel »18, tandis que Emmanuel Pinard entre à l’intérieur du réel tout en évitant de s’y exposer, souhaitant l’influencer au minimum19. Deuxièmement, le paysage selon Jean-Marc Besse « met le sujet hors de lui- même »20 et ne coïncide pas avec la spatialité expérimentée par Pinard, laquelle requiert, au contraire, une délimitation géographique et une retenue photographique. Enfin, le paysage de l’un « renvoie à la part d’invisible qui réside dans tout visible » alors que pour l’autre, il ne s’agit pas « de découvrir ce qui est caché, mais de rendre visible ce qui est précisément visible ». Il y a dans le paysage « cette puissance de débordement » qui ne se retrouve nullement dans Périphérie et invite à penser cette série -l’expérience géographique dont elle provient et son dispositif photographique- à partir d’autres spatialités, d’autres problématiques. Même la concordance entre l’ordinaire, qui « ne se conceptualise ni se saisit »21 au risque de « perdre le contact, la proximité ordinaire des choses », et un paysage intrinsèquement insaisissable, dont la raison d’être est l’échappée, ne suffit pas à concevoir Périphérie comme l’aboutissement d’un travail paysager. […] 1.Lors de notre second entretien, Emmanuel Pinard poursuivit la description de sa pratique photo-géographique. En ce qui concerne les Paysages Périphériques, il ajouta: « Quand je vais chercher ma chambre dans la voiture, l’image est déjà latente, sans avoir été réalisée. Je sais exactement où, ensuite, je poserai ma chambre. Il ne faudrait pas qu’il y ait une nouvelle donnée qui parasite l’image, mais certaines fois, l’image peut exister et être photographiée deux mois plus tard ». 2.Entretien avec Emmanuel Pinard, novembre 2007 : « Je ne bouge pas, j’attends, j’attends très longtemps et une fois que j’ai trouvé le rythme du lieu -les lieux ont un rythme, un mouvement, une vie qui sont ceux de la ville- que j’en fais partie ». 3.Moran Joe, Benjamin and boredom, in Critical Quarterly, Volume 45, Issue 1-2, p. 168-181. 4.Parr Martin, Boring Postcards, London, Phaidon, 2004, p. 176. 5.Je me réfère au volume des Boring Postcards anglaises. 6.Sur la page internet des éditions Phaidon, présentant l’ouvrage de Boring Postcards anglaises, des critiques élogieuses sont compilées, dont le nombre permet de penser qu’elles ne sont pas anecdotiques et qu’elles sont sûrement représentatives de la réception générale de l’ouvrage : « ‘They are, in their boringness, strangely beautiful. They are funny, nostalgic, and utterly eccentric. Their banality fascinates. Actually, they’re not boring at all.’ (Big Issue) ; ‘Far from dull, Parr’s book is a strangely compelling commentary on post-war British architecture, social life and identity.’ (Independent on Sunday) ; ‘A boring magical mystery tour round the British Isles … Already influential as a record of British social history, the collection of postcards has been bequeathed by Martin Parr to the Victoria and Albert Museum.’ (Kent Messenger) […] ». In http://www.phaidon.com/store/photography/boring-postcards-9780714843902/ 7.Cf. en particulier : Lugon Olivier, Le style documentaire : D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945, Paris, Macula, 2001, p. 397. 8.Laugier Sandra, Emerson : penser l’ordinaire, in Revue d’études américaines, n°91, février 2002, pp. 43-60. 9.Ibid, p.44. 10.Laugier Sandra, L’ordinaire transatlantique. De Concord à Chicago, en passant par Oxford, in L’homme, n°187-188, 2008, pp. 169-199. 11.Ibid., p. 173 et 174. 12.Ibid. p. 173, citation extraite de La philosophie analytique de la politique, Foucault Michel, Dits et écrits, pp. 540-541. 13.Ibid., p. 172. 14.Ibid., p. 170 et 171. Citations extraites de The American Scholar de Ralph W. Emerson et de sa traduction publiée dans la revue Critique, n°541-542, 1992. 15.Collot Michel, Points de vue sur la perception du paysage in Roger Alain, La théorie du paysage en France, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 464. Citation p .221. 16.Besse Jean-Marc, Le goût du monde, Arles, Actes Sud -ENSP, 2009, 232p. Citation p. 50. 17.Ibid, p.51. 18.Ibid, p.51. 19.Entretien avec Emmanuel Pinard, novembre 2007 : « le fait d’avoir un moyen format dans mon sac me permet d’influer au minimum sur le flux, sur le réel qui tourne autour de moi ». 20.In Le goût du monde, p.52. 21.In L’ordinaire transatlantique, p.174: « L’idée de domestication de la culture, de l’ordinaire comme voisin (next, neighbour) n’est pas l’idée de maîtrise du réel car l’ordinaire ne se conceptualise ni se saisit ».