Une peinture sans qualité, G. Sfez
Géraldine Sfez Pour le catalogue de l’exposition « Non compatibles, une peinture sans qualités » Les presses du réel, Dijon 2006. Emmanuel Pinard aime les lieux sans qualité. Il les parcourt au volant de sa voiture, les observe, les regarde sans préjugés. Sa méthode, retrouvant presque dans son cas son sens étymologique de route ou chemin, consiste à déambuler et fréquenter un site avant de le prendre en photo, à l’habiter si habiter signifie s’approprier un lieu, y prendre des habitudes. Comme l’analyse Eric Lapierre, « une des dimensions essentielles de sa pratique consiste à élargir le champ de la photographie pour y inclure le repérage cartographique, l’arpentage des lieux à pied et d’une manière générale, la dérive urbaine, dans son cas essentiellement automobile, en raison des secteurs dans lesquels il évolue. »1. Emmanuel Pinard expose pour la première fois, dans les couloirs de la Villa Tamaris, la série « Paysages périphériques » qui sous-tend tout son travail depuis une dizaine d’années. Tout en formant un objet autonome, cette série a évolué et s’est enrichie, selon un principe de porosité, du travail des autres séries, dont il nous faut rapidement retracer la logique. Avec la série « NC-NCa » (« zones non constructibles » et « zones non constructibles agricoles »)(1995-1998), Emmanuel Pinard établit et systématise un véritable protocole. Il photographie par temps couvert un lieu unique en noir et blanc (et non plus en couleur comme dans les « Paysages périphériques »): la plaine de Montesson. Ce lieu – une plaine agricole enserrée dans la périphérie ouest de Paris, à quelques kilomètres du quartier d’affaires de la Défense- est pour lui « exemplaire des paysages qui se développent et se déplacent à mesure que la ville se répand ». Montesson lui permet de mettre en place les éléments d’une réflexion critique sur l’aménagement urbain et sur son presque constant échec à planifier réellement un environnement. C’est de la même façon qu’il observe dans ses photos prises à Brasilia la tension entropique maximale que peut produire la ville moderniste, ou dans celles du quartier nord du Vieux port de Marseille, les stratégies de résistance qu’une ville oppose à son organisation. Emmanuel Pinard développe ainsi par le biais de ses photos une critique d’une extrême cohérence sur la rationalité urbanistique et ses aberrations. Ces différents travaux nourrissent l’approche qu’il développe parallèlement dans sa série « Paysages périphériques », commencée en 1993 et qu’il poursuit encore aujourd’hui. Sa démarche et ses enjeux s’affirment, il continue ainsi de produire régulièrement des photos de la banlieue parisienne : Sarcelles, Bagnolet, Aulnay sous Bois… Dix photos grand format (95×120 cm) et en couleur, issues de cette série, collées sur aluminium et non encadrées sont présentées à la Villa Tamaris. Comme pour la plaine de Montesson, un même protocole est à l’œuvre, une même exigence d’obtenir une photo sans qualité qui ne cède ni à l’anecdotique, ni au pittoresque. Ce qui revient à exclure tout personnage, ou toute forme de hiérarchie entre les différents plans. Le photographe met ainsi sur le même plan le béton et les broussailles, la route et le chemin de terre, l’échangeur et le terrain vague. Emmanuel Pinard ne recherche pas de qualités spécifiques et fuit tout particulièrement ce qu’il appelle « l’épaisseur artistique ». Ce n’est ni le spectaculaire, ni le photogénique qu’il vise, mais une restitution au plus juste du réel avec ce que celui-ci implique d’hétérogénéité et de trivialité. Pour la Villa Tamaris, Emmanuel Pinard a conçu un dispositif spécifique qui constitue comme une entrée en matière. Un panoramique (95×320 cm) reproduisant la Baie de Lazaretaccueille le visiteur à l’entrée, anticipant et redoublant ainsi la vue que l’on a depuis chacune des fenêtres de la Villa. Cette vue prise à angle large constitue pour le photographe un véritable cliché de la baie méditerranéenne : mer et ciel bleus étales, bateaux qui forment des taches colorées, collines boisées… Une fois ce territoire géographiquement défini et circonscrit, Emmanuel Pinard visera tout au long de la série (dix clichés de 95×120 cm) à décomposer cet espace en ses différentes parties : la plage, le port, la station balnéaire. Le panoramique se fragmente donc en autant d’images et Emmanuel Pinard introduit du discret là où le regard a tendance à opérer instinctivement une continuité. Loin de correspondre à l’image idéale et photogénique du panorama, les morceaux de cette mosaïque révèlent alors un tout autre paysage, marqué par la quotidienneté, que les habitants de La Seyne sur Mer ne voient pas et que les touristes ne regardent pas – tout occupés qu’ils sont par la « grande vue ». Cette vue « extraordinaire » procède donc en réalité de la juxtaposition de paysages totalement ordinaires et un certain trouble s’empare d’ailleurs du spectateur – habitant de La Seyne sur Mer ou non – face à cette restitution du réel. Car ce qui apparaît, c’est la triste banalité de ces paysages : cette plage n’est pas une plage de carte postale. On y distingue nettement un bateau échoué dans le port, des palmiers plutôt chétifs, une rue qui borde la plage avec ses immeubles standards, un parking, adjacent, mais central en terme d’usage. Emmanuel Pinard photographie aussi les terrains vagues sur lesquels sont construites des cabanes ; ou encore l’architecture ordinaire de la baie avec un intérêt marqué pour le quartier des Sablettes, la première station balnéaire construite après la guerre à La Seyne sur Mer.
Son objectif souligne la façon dont s’est progressivement sédimentée sur ces lignes épurées la vie quotidienne avec les enseignes de pharmacie, de PMU, de discothèque et de karaoké, les magasins de souvenirs et de cartes postales … Les panneaux signalétiques, les nuages, les passants ne le dérangent pas, tant qu’ils sont à l’échelle du paysage, tant qu’ils en font partie et s’y intègrent. En passant d’une échelle à une autre, d’un point de vue à un autre, Emmanuel Pinard démonte en quelque sorte un mécanisme et prend acte de la façon sélective qu’a le regard de s’approprier et de reconstruire des lieux. Ces photographies n’amorcent aucune narration mais parlent du réel tel qu’il est et tel qu’on ne le regarde pas. Car faire des photos consiste pour Emmanuel Pinard à extraire un pan de la réalité, à arrêter le processus du réel. Les questions du réel, de la photographie et de l’ordinaire ne cessent de se croiser dans son travail de définition du territoire. A travers une approche documentaire héritée d’Eugène Atget, de Walker Evans et de l’école de Düsseldorf, le travail d’Emmanuel Pinard interroge donc patiemment et lucidement le regard que l’on porte sur le quotidien, sur les lieux interstitiels, abandonnés ou désaffectés. Autant de lieux en déshérence, « non qualifiés », sans qualité.